La suspension d’incroyance
Frac Alsace – Sélestat
The rule of cool
CACC Clamart
Une cuisine spécifique
Mouche drosophile, pommes en suspension, bouteille retournée sur le coin d’une table, jeux de discorde, machines célibataires qui n’ont l’air de rien, fausses cuvées, vraies cuvées, plantations, brouettes, monceaux de terre, remorques de fortune reconverties en centres d’art, bulles de savon ou de vin, découpes de ciel et de nuages, trajets au long cours, chocs et réparations… On pourrait poursuivre la liste, car il suffit de se promener dans le travail de Nicolas Boulard pour que les évidences poétiques fassent événement, à condition d’accepter de se laisser séduire par une forme de transgression des règles et des appellations, un renversement de tout ce qui est engoncé dans un système de normes que l’on ne questionne plus. Ainsi, le travail le plus marquant dans cette remise en question de l’héritage est réalisé à partir des pratiques viticoles que l’artiste connaît bien, étant lui-même fils de vignerons producteurs de Champagne. Il y va d’une révolte sophistiquée, d’une diversion face aux données initiales, a priori incontestables. L’artiste se fait faussaire, en 2007, avec des magnums de Romanée-Conti, cuvée 1946, millésime du vin si prestigieux qui n’a jamais existé, présenté en une pyramide de bouteilles. Mais, le rapport au vin est aussi un embrayeur d’écriture, par exemple dans le Journal de la route des vins d’Alsace (2004), où il s’agit de partir à la recherche des grands crus alsaciens tout en consignant les impressions du voyage, jalonné par une critique des dérives consuméristes, une distance ironique sur les savoir-faire, et le désir persistant d’une réinvention des goûts. Plus récemment, avec les Cuves mélancoliques (2016), le vin côtoie l’histoire de l’art : trois cuves en inox, polyèdres miroitants et rutilants, apparaissent dans l’espace de manière énigmatique jusqu’à ce que l’on en saisisse la référence à la gravure Melancolia de Dürer.
Quelque chose est crypté, et l’on en vient à se demander si le vin est triste. C’est aussi comme cela que nous pouvons passer du vin au fromage. Qu’est-ce que Specific Cheeses ? Une entreprise qui tient aussi bien de l’humour, de l’absurde existentiel, que de la posture disqualifiante. En un mot : le fromage sert à déranger la ligne, à déclasser les savoirs. Qu’elle prenne la forme de performances collectives ritualisées (où les confrères sont invités à une procession, munis de la dernière fournée de fromages inspirée de la géométrie de Sol LeWitt), ou de la parution de Fanzines (pour lesquels l’artiste demande aux contributeurs des indices de la présence fromagère dans tous les champs de la création humaine), la nébuleuse crémeuse et affinée devient alors l’agencement subversif et érotiques d’une forme informe. Dans le N°10 de Specific Cheeses, Picasso se retrouve à côté de Roland Barthes, Ed Ruscha à côté des compères Picabia et Duchamp, pendant que Pierrot le Fou se taille une tranche d’emmental recouverte de tapenade. Il y va, ici, d’une forme de non-savoir prenant néanmoins la forme d’une encyclopédie impossible, machinerie infinie aux rouages multiples. La cuisine de l’artiste est décidément « spécifique », comme celle de Donald Judd et du Minimalisme, au sens de révélante, prenant en considération un contexte pluriel.
Derrière toutes les œuvres de Nicolas Boulard, une inquiétude persiste, comme une alerte ironique, un pas de côté pointant du doigt là où ça fait mal. C’est en cela que son positionnement est une écologie, manière d’ouvrir la géographie en adoptant une éthique subjective. Il s’agit d’arpenter des territoires, de décloisonner les pratiques et les gestes. Dans le livre Rhône (2017), on peut lire, comme un manifeste : « De l’art minimal brut tel que le définissait Erik Dietman. Des matériaux bruts, prélevés sur les lieux. Faire de l’art avec sa tête, avec ses pieds. Être. Le sens du lieu. Le là. Déplacer le lieu, être mobile et aller sur le terrain. Y aller ».
Léa Bismuth